On est allé interviewer Nadine Labaki à San Francisco pour la sortie de son dernier film Capharnaüm

 

Pour vous parler de Capharnaüm, le dernier film de Nadine Labaki... rien de mieux que les propres mots de la réalisatrice elle-même.

 

À LostinSF, on est fans complets de Nadine et de ses films. Et si jamais vous avez eu la chance d'aller à Beyrouth, vous réaliserez le talent dingue de Nadine pour conter et révéler sa ville et son pays.

 

Marie-Stéphanie est allée la rencontrer pour LostinSF lors de son passage à SF pour l’avant-première du film. Leur échange en dit long sur le film. Il est riche en émotions et en enseignements. Nadine a eu la gentillesse de répondre à nos questions, de se prêter à un échange amical dans lequel elle nous a exprimé toute sa passion et son envie de faire avancer les choses.

 

 

Parlez-nous de la genèse du film et son projet, son ambition?

 

''Quand on vit au Liban, on voit ces enfants qui travaillent, qui mendient, qui vendent des chewing gums... qui souffrent non-stop, du soleil, de la pluie, du froid, de la faim, de l’extrême fatigue.. c’est une vision permanente, quotidienne.

 

À cela s’ajoute la vague de réfugiés syriens, près de 1,5 million, dans un Liban dans une situation économique très faible et fragile.

 

On est dans un chaos total.

 

C’est cette vision, celle des enfants, qui est vraiment à la genèse du film. Avec cette question : comment en est-on arrivé à oublier leur présence ? Voire à s'y habituer ? Au point même de ne plus les regarder.

 

En fait, on atteint ce rapport inconcevable où les enfants nous regardent ne pas les regarder. C'est vrai pour moi aussi. Alors, m’est venue cette question : si je pouvais donner la parole à cet enfant devenu comme transparent à nos yeux, qu’est-ce qu’il dirait?

 

J’ai voulu aussi savoir ce qu’il pense, ce qui se passe dans les coulisses de sa vie, où il va, qui est sa famille... Tout le phénomène est tellement déshumanisé. Je voulais arrêter de parler du problème en chiffres et statistiques... et parler de la vraie vie, de la réalité.

 

J’ai fait des recherches pendant 4 ans. On est allé dans les endroits les plus difficiles, dans les quartiers les plus pauvres, dans les centres d’accueil de migrants, de travailleurs sans papiers, de “domestic workers”, dans les prisons, dans les tribunaux..

 

Et le scénario s’est tout naturellement fondé sur ce que l’on a vu, sur nos echanges, toutes les discussions avec tous. Le scénario s’est construit comme ça et on a commencé à tourner sachant qu’on allait travailler avec des gens qui ne sont pas des acteurs, des gens de la vie, avec la même histoire parfois, le même parcours, le même combat.

 

Je pense que le cinéma peut avoir un impact encore plus fort quand on sait que les personnes que l’on voit sont en train de le vivre vraiment, quand on réalise qu’on est témoin observateur d’une réalité.

 

Je ne leur ai pas demandé de jouer, juste d’être, d’être ce qu’ils sont. Le film est devenu presque un documentaire.''

 

 

Comment avez-vous trouvé les acteurs?

 

''En fait, c’est une histoire particulière pour chaque personnage.  

À commencer par Zain bien sûr. Nous l’avons rencontrés dans la rue., dans un quartier pauvre de Beyrouth. C’est un enfant réfugié syrien qui n’est jamais allé à l’école, qui vit dans la rue.

 

Yonas... on l’a rencontrée avec sa maman. En réalité, c’est une petite fille qui s’appelle Treasure. Sa mère est sans papiers, travailleuse illégale.

 

On a procédé ainsi. Ce fut comme un casting sauvage mené par une équipe de 5/6 personnes. Un casting qui a pris forme au fil des rencontres et des coups de foudre. Il y a comme un témoignage dans leurs yeux de ce qu’ils ont vécu.  Ce regard puis la relation qui se construit, c’est si difficile à définir. C’est comme une relation d’amour, comme une fusion, quelque chose de presque chimique, et avec naturellement une envie impérieuse de les connaitre.''

 

 

Avaient-ils conscience de ce qu’ils vivaient avec le film ?

 

Complètement. Ils avaient l’impression de participer à une mission, de collaborer à un projet.

 

Dans leur vraie vie, ils ont du mal à exister, ils doivent se battre sans cesse. Ils sont exclus, jamais entendus, encore moins écoutés. Ils sont comme inexistants.

Là, ils comptent, ils sont importants. Ils sont devenus comme une voix, celle des gens sans voix. Chacun a eu le sentiment et l’envie de représenter sa communauté. Ils ont tout donné. Ça leur a donné des ailes ! Et on a assisté à de vrais miracles, jour après jour.

 

 

Pauvreté, exploitation, mariages forcés, migrants, la Syrie, les enfants maltraités, vivre dans l'illégalité, les exploiteurs, la famille, la condition des femmes... Tout semble lié et inexorablement imbriqué. Elle est où la révolte ? Zain se révolte mais que dire de sa soeur Sahal qui n'essaye pas de fuir le sale destin qu'on lui impose ?

 

C'est aussi la résignation qui est le drame de ce chaos humain ? Une société qui écrase jusqu' à la résignation ?

 

''Je pense aujourd’hui qu’il y a un feu qui n’a pas encore pris. Mais une révolte sourde est là, écrasé par la lourdeur du système de la société, par l’ampleur du chaos.

 

On se rend compte aussi qu’il est impossible de juger. Les parents de Zain sont eux-aussi des victimes en quelque sorte. C’est ce que l’on comprend dans certains témoignages. Comme des hommes et des femmes victimes de contingences écrasantes.''

 

Zain, Yonas, sa mère...

Comment arrive-t-on à ces performances d'acteurs? Zain est bouleversant. Mais les autres aussi. Yonas est un personnage à part entière...

 

''Ça a été une manière très organique de travailler. Surtout, on avait le temps, on a pris le temps : 6 mois.

 

Et on s’est adapté à eux, à leurs vies. On a en quelque sorte navigué de la réalité pour cheminer jusqu’au scénario. Dans un film classique, l’acteur est au service du scénario, des dialogues, il s’adapte à un texte. Là, c’était l’inverse. On était complètement au service des acteurs, pour capter leurs performances, avec une grande mobilité et une grande liberté. On ne se limitait pas.''

 

 

Le scénario a-t-il évolué au fil du tournage ?

 

Oui beaucoup, chaque jour en réalité, tributaire de l’imprévu qui fait de ce film une réalité, pas qu’une fiction.

 

 

Vous parlez de l'Amour, des Femmes, vous jouez de l'Humour (jusqu'à la dérision), et vous laissez entrevoir de l'Espoir. 

 

Dans Where do we go now? L'amour et les femmes étaient au coeur du film, comme des piliers de notre monde. Et là encore, l'Amour... de Rahil par exemple pour son enfant, est un exemple formidable de force et de courage 

 

Et les femmes... la mère de Zain est faible, mais Rahil de nouveau est forte.

 

Et Cockroach man !  Quel personnage complètement fantastique. Ou encore ce passage où Zain va dénuder la femme statue du manège. C'est l'humour et la dérision qui donnent de la force aux Libanais?

 

Oui, l’humour et la dérision sont très certainement une qualité des libanais. Ils leur donnent de la force, permettent de tenir et de survivre.

 

Prise de conscience et éveil des consciences.

 

''Avec le passage à la télé, Zain partage son cri avec le monde. Maintenant, il peut être entendu. La télé s’est aussi servie de lui.

Mais à l’arrivée, il devient la voix de tous, leur héros.''

 

 

Et l’espoir en point d’orgue. Le film en est tellement porteur. 

 

''Ce sont de petites victoires. Il ne faut pas oublier que Zain est encore en prison, et que Rahil se fait déporter avec son enfant. Et dans la vraie vie, Zain désormais vit en Norvège, va à l’école, apprend l’anglais. Il a pu prendre son envol.''

 

 

 

Le film est number 1 au Liban. La récompense à Cannes est une reconnaissance et une mise en lumière formidables. Et maintenant, la sortie aux US à l’approche des Oscars.

 

Bravo et merci. Bravo pour la performance. Merci pour l’émotion, pour contribuer à la prise de conscience.

 

Merci pour l’humour.

 

Merci pour l'espoir.

Comme dans Where do we go now? On a aimé qu'il y ait malgré tout la possibilité d'un espoir (c'était aussi ce sentiment dans The Insult de Ziad Doueiri) : les retrouvailles de Rahil et Yonas, mais aussi la possibilité d'un sourire, celui de Zain qui est la dernière image. On lui dit qu’il va exister !

 

 

CAPERNAUM (CAPHARNAÜM)

Sortie à San Francisco le 21 décembre 2018 au Clay Theatre

Sortie à Berkeley le 28 décembre 2018 au Shattuck Cinemas

Sortie le 28 décembre 2018 au Century 16 à Pleasant Hill

Sortie le 28 décembre 2018 au Christopher B. Smith Rafael Film Center in San Rafael